Dans le jury du World Press Photo

AMSTERDAM, 16 février 2015 - Finalement il ne reste plus que deux photos sur la table. Une seule va devenir la photo de l'année du World Press Photo. Il y en avait quelque 85.000 en lice, présentées par 5.775 photographes (un record), près de deux semaines plus tôt, le lundi 1er février, quand avait débuté à Amsterdam le concours de photojournalisme le plus prestigieux au monde.

Les sept membres du jury que je préside vont débattre une dernière fois avant de procéder au vote à bulletin secret. Il faut que la photo réunisse six voix pour l'emporter, après autant de tours de scrutin que nécessaire.

Le jury, désigné par le directeur du WPP Lars Boering, est composé de photographes, d'éditeurs et de responsables photo. Trois femmes et quatre hommes, provenant de quatre continents. Le rôle du président n'est pas défini précisément mais j'ai estimé qu’il consistait à cadrer le débat, à donner la parole à tous, à pousser certains à mieux exposer leur point de vue plutôt que de se contenter d'un “I love it" (« j’aime ça ») ou d'un caricatural "it does not tell me anything" (« ça ne me parle pas »).

Je ne peux pas révéler le détail des délibérations, menées en anglais. Tous les jurés signent une clause de confidentialité. Mais je peux donner les grandes lignes des discussions et dire que des vrais coups de gueule, il n'y en pas eu dans ce jury hyper-consciencieux. Des tensions, des divergences d'opinion oui, souvent. Mais pas de confrontations acerbes qui auraient viré à des blocages.

Une jeune manifestante pendant une protestation antigouvernementale à Istanbul le 12 mars 2014. Cette photo a obtenu le 1er prix au World Press Photo 2015 dans la catégorie "Spot News

Une jeune manifestante à Istanbul le 12 mars 2014. Cette image avait obtenu le 1er prix au World Press Photo 2015 dans la catégorie 'Spot News' (AFP / Bülent Kiliç)

Comme cela a été le cas pour décerner tous les prix de ce World Press 2016, les discussions pour départager les deux dernières photos portent aussi bien sur des questions esthétiques et techniques que sur des points journalistiques. Qu'est-ce que la photo apporte comme information sur un événement? Quelle est sa force émotionnelle, éditoriale, son pouvoir de suggestion? Comment se compare-t-elle aux autres en compétition sur le même sujet?

Il a donc fallu mettre dans la balance l'événement qui devait symboliser le mieux 2015, puis la photo pour le représenter. Le débat s’est prolongé une bonne heure, mais un seul tour de scrutin a suffi pour élire la photo de l'année. Le palmarès sera annoncé jeudi 18 février et la remise des prix se fera en avril.

10 degrés dans la salle des jurés

Le World Press Photo tient du marathon, mais à tout moment on peut s'arrêter sur le bord de la route pour discuter d'une photo, d'un point de procédure. Il fait froid dans la salle de projection. La température y est maintenue exprès autour de 10 degrés. Sans doute une façon de s’assurer que les jurés gardent l'esprit vif et clair…

Le jury 2016 dans la salle de projection. De gauche à droite : David Griffin (secrétaire), Tim Clayton, Vaughn Wallace, Michaela Herold, Narda van't Veer, George Steinmetz, Francis Kohn, Huang Wen. Au fond l'équipe du World Press (photo: WPP)

La salle est dans la pénombre. Certains s'emmitouflent dans des couvertures. Le temps est rythmé par les cloches de l'église voisine qui sonnent les heures et les demi-heures. Les photos défilent très vite, surtout au début du concours. Mais quand bon lui semble le jury peut ralentir la cadence ou demander à revenir en arrière.

Les yeux et la concentration s'usent. On fait des pauses. Les machines à café carburent. Et on continue de parler photo. Au bout de quelques jours, pour plusieurs jurés, les photos reviennent dans leurs rêves ou leurs insomnies. Avons-nous fait un mauvais choix en éliminant telle ou telle image? Il existe une procédure pour repêcher des photos qu’on regrette d’avoir écarté, et elle aura encore été employée pour cette compétition 2016.

Un processus complexe

Le concours se déroule en deux grandes phases. Une pré-sélection est menée par des jurys spécialisés répartis par catégorie. Ensuite, pendant sept jours, le jury général vote à bulletin secret, selon des modes de scrutin différents à chaque étape, pour réduire la sélection.

Il y a sept catégories : « general news », « spot news », sports, « contemporary issues », « daily life », people et nature. Chaque catégorie comporte trois prix pour les séries (huit photos maximum), et trois prix pour les photos individuelles. Il y a aussi une catégorie à part pour les projets à long terme, au règlement un peu différent. Pour compliquer encore les choses, on peut transférer une série ou une photo seule d’une catégorie vers une autre…

Le président du jury du World Press Photo 2016, Francis Kohn en discussion avec la jurée néerlandaise Narda van't Veer (photo: WPP)

Les photos sont présentées de façon anonyme au jury. Contrairement à d'autres prix photo, tout photographe de presse peut se présenter sans restriction et sans payer de droit d'entrée. Tout juré qui a un conflit d'intérêt avec une ou des photos doit le déclarer en séance. S'il ne le fait pas, il peut être rappelé à l'ordre par le secrétaire du jury qui veille au respect des règles mais n'a pas le droit de vote et ne peut intervenir pour influencer des choix. Dans notre jury, tout juré impliqué de la sorte se refuse à participer au débat dans la catégorie concernée. C’est mon cas lorsque je reconnais un cliché pris par un photojournaliste de l’AFP.

La crise des réfugiés domine la production

A quelques exceptions près, les photos du concours 2016 doivent avoir été prises en 2015. Dans les catégories « news » au sens large, la crise des réfugiés domine largement la production soumise au jury: les débarquement sur les côtes du sud de l'Europe, surtout en Grèce, les marches en masse ou en petit groupe, les foules bloquées aux frontières, entassées dans les trains, les affrontements avec les forces de l'ordre…

(Photos: WPP)

La guerre en Syrie, les attentats à Paris en janvier et en novembre,  le séisme dévastateur au Népal, les violences aux Etats-Unis déclenchées par des bavures policières ont fourni l'essentiel du reste de l'actualité.  

Après les polémiques de l'année dernière, le World Press Photo a clarifié ses règles déontologiques ainsi que celles sur les manipulations et retouches. Elles sont publiques sur le site de l'organisation. Les photographes devaient pouvoir fournir leurs fichiers originaux (RAW) sous peine d’élimination automatique. Des modifications de contenu par ajout ou suppression entraînent aussi une disqualification immédiate. Sur des ajustements de contraste avec Photoshop, c'est parfois moins évident mais le jury a adopté une attitude intransigeante dès que les modifications étaient excessives. Même si nous avons vérifié un plus grand nombre de photos que les années précédentes, nous avons trouvé moins de problèmes que l’année dernière.

Ce jury était soudé, respectueux de l'avis des autres et du travail des photographes. Nous avons tous dit avoir beaucoup appris en comparant nos points de vue, en aiguisant nos jugements. Rendez-vous jeudi prochain.

Francis Kohn, qui a présidé le jury du World Press Photo 2016, est le directeur photo de l’AFP. Suivez-le sur Twitter (@Rimlaire). Click to read this post in English.

Le jury du World Press Photo 2016 pendant une pause (photo: WPP)